Le ministère de la Santé et des Soins de longue durée a-t-il échoué dans sa gestion du programme de dépistage néonatal en Ontario ?
« Le droit d'être impatient »
André Marin
Ombudsman de l'Ontario
septembre 2005
Contributeur(trice)s
Directeur, Équipe d'intervention spéciale de l'Ombudsman (EISO)
Enquêteur(euse)s
- Kwame Addo
- Anne Hart
- Barbara Worthington
Avocates principales
- Laura Pettigrew
- Wendy Ray
Table des matières
1 L’enfant de John Adams a eu de la chance. En effet, contrairement à des dizaines d’autres enfants qui sont morts parce que l’Ontario ne procède pas aux tests voulus pour repérer des affections décelables, un dépistage néonatal a permis de découvrir dans son cas une maladie rare. Dans une récente lettre à l’éditeur[1] du quotidien The Ottawa Citizen, M. Adams exprime sa gratitude et félicite également le gouvernement de l’Ontario d’avoir dernièrement décidé de porter de deux à 21 les tests de dépistage de maladies à la naissance. Or, aussi reconnaissant qu’il soit, ce n’est pas simplement ni seulement pour exprimer sa gratitude que ce père a été incité à écrire. Il voulait aussi faire état de ses vives inquiétudes face à une décision gouvernementale qui pourrait s’avérer insuffisante et trop tardive. Dans sa lettre, M. Adams cite des statistiques sur le dépistage néonatal à l’échelle internationale, statistiques qui ont de quoi nous faire tous rougir de honte dans cette province. Il n’y a pas si longtemps chef de file mondial en matière de dépistage néonatal, l’Ontario accuse maintenant tellement de retard dans ce domaine qu’en attendant la mise en œuvre des changements prévus, il continue à se conduire, ainsi que je l’ai déjà affirmé en public, comme un « pays en voie de développement ».
2 Comment en sommes nous arrivés là? Je me penche en détail sur cette question dans le présent rapport. Je donnerai toutefois quelques faits généraux en guise d’introduction. Même si l’exposé de M. Adams n’a rien de technique, il y affirme que le processus prévu pour décider ce que devrait être le programme de dépistage néonatal en Ontario est défectueux. Selon lui, s’il a échoué pendant si longtemps, c’est parce que les parents n’ont jamais été consultés. À moins de redresser cette situation, les déconvenues du dépistage néonatal se poursuivront. « On acquiert beaucoup d’expérience quand on vit jour et nuit avec un enfant atteint d’une maladie rare », affirme-t-il. Dans un message électronique qu’il a fait parvenir à mon bureau, M. Adams s’explique éloquemment à ce propos : « Les parents sont les spécialistes de cette odyssée ruineuse dès l’apparition de signes et de symptômes non spécifiques chez leur enfant, avant même qu’une maladie rare non décelée à la naissance soit diagnostiquée. »
3 Pour ma part, je ne sais pas si la réussite du processus décisionnel en matière de dépistage néonatal repose réellement sur la participation des parents, mais je sais une chose - John Adams ne peut pas être plus dans le vrai quand il affirme que la participation des parents fournirait l’élément primordial manquant dans certaines sphères du gouvernement depuis une dizaine d’années, à savoir la personnification de la souffrance. De toute évidence, il échappe à certains décideurs clés que le dépistage néonatal ne constitue pas une question banale, abstraite, bureaucratique que l’on peut reporter à plus tard. Maladies inutiles, souffrance et mort d’enfants, voilà ce à quoi on a affaire. Pourtant, l’un après l’autre, les gouvernements ont réagi comme si leurs décisions ou leur apathie n’avaient aucune conséquence humaine ou ne provoquaient aucune souffrance. Depuis quelques années, le processus décisionnel, si on peut l’appeler ainsi, en matière de dépistage néonatal n’a pas emprunté la route du progrès, comme ont le droit de s’y attendre les Ontariens. Au contraire, il a zigzagué, flâné en chemin, titubé sous la houlette de gens inattentifs, ou n’y portant même aucun intérêt. À l’heure où il semble qu’un virage a été pris et que le gouvernement de l’Ontario promet de faire mieux, on peut comprendre à ce compte la remarque de M. Adams : « Les parents ont le droit d’être impatients. »
4 Dans le présent rapport, je fais trois choses. Premièrement, je félicite aussi le gouvernement actuel de l’Ontario d’avoir enfin apaisé le malaise qui rendait la province coupable par omission de la mort et de l’invalidité de dizaines de nos citoyens les plus vulnérables. Un ministère qui ne s’est pas montré à la hauteur dans ce dossier pendant trop longtemps, a enfin pris les rênes et il faut le reconnaître. Deuxièmement, je raconte la triste histoire du dépistage néonatal en Ontario, en partie pour la postérité, mais surtout pour les leçons qu’on peut en tirer. Il vaut mieux pratiquer une douloureuse autopsie de la léthargie bureaucratique plutôt que d’attendre sans rien faire qu’on fasse d’autres autopsies inutiles de nos enfants. Je tiens toutefois à préciser que ce rapport ne vise pas à faire des reproches ou à blâmer quiconque. Il s’agit plutôt d’un avertissement, d’une histoire qui se préoccupe d’aujourd’hui et de demain, et dont les leçons tirées peuvent aider à faire en sorte que le gouvernement actuel agira résolument, comme il en a fait la promesse.
5 Il y a quelque temps, j’ai publié un rapport intitulé « De l’espoir au désespoir », qui traite d’une plainte déposée contre le ministère de la Santé et des Soins de longue durée en raison de son refus de rembourser un médicament d’importance vitale pour un enfant atteint d’une maladie métabolique héréditaire. Au cours de l’enquête, mes enquêteurs ont découvert un message électronique profondément troublant, voire terrifiant, rédigé le 20 juillet 2005 en réaction à notre enquête. Ce message :
… a signalé que cette enquête [De l’espoir au désespoir] pouvait infiltrer tout le programme des maladies métaboliques héréditaires (PMMH), y compris le problème que pose le dépistage, dans lequel il y a eu … cinq morts dues à un déficit en MCAD[2], et les opinions exprimées par le coroner.
6 C’est ce signal d’alarme et ce que nous avons découvert en effectuant des recherches dans le cadre de notre enquête De l’espoir au désespoir qui adonné naissance à la présente enquête.
7 J’aimerais apporter quelques précisions à propos de ce que nous constatons sur le PMMH et le dépistage néonatal lors de notre enquête « De l’espoir au désespoir »; j’apprends que le PMMH, dont relèvent les protocoles thérapeutiques des maladies métaboliques héréditaires et qui s’est chargé des questions relatives au dépistage néonatal, est moribond. En 2003, le Comité consultatif du PMMH cesse d’exister. J’apprends que le programme est allé à la dérive, non pas en raison de quelque sage plan de restructuration, mais à cause de l’inertie et des querelles de clocher entre bureaucrates. J’apprends que le président du comité, frustré de voir que le gouvernement fait fi de l’expertise du comité, a remis sa démission. Je prends connaissance des conséquences de cet échec, conséquences dont la portée va beaucoup plus loin que l’omission de prendre des décisions opportunes et pertinentes à propos du financement des médicaments dont ont besoin les enfants atteints d’une maladie métabolique héréditaire. Je me rends compte que des enfants risquent de devenir gravement handicapés ou de mourir parce que le gouvernement de l’Ontario n’a pas pris de mesures réalisables et abordables pour détecter des maladies métaboliques héréditaires grâce à un dépistage néonatal. J’apprends, en particulier, qu’un déficit en MCAD, dont parle le message électronique cité plus haut, est une maladie métabolique héréditaire qui, si on la repère tôt à la naissance, se traite par un régime alimentaire et d’autres moyens simples. En revanche, un déficit en MCAD qui n’est pas diagnostiqué chez un enfant entraîne un état de crise, un grave handicap, voire la mort. Cette réalité, déjà fort troublante, le devient encore davantage quand je découvre qu’en Ontario, alors qu’on ne fait pas passer aux nouveau-nés un test de dépistage du déficit en MCAD, on l’applique dans les cas de mort subite du nourrissonet d’autres maladies métaboliques héréditaires. J’apprends de surcroît que, d’après des résultats obtenus par le coroner, même en laissant de côté d’autres affections testables, on enregistre en Ontario cinq morts par an dues à un déficit en MCAD non diagnostiqué. Des enfants sont morts parce que l’Ontario ne pouvait pas ou ne voulait pas se prendre en main.
8 Compte tenu de la gravité de cette question, j’ai lancé le 11 août 2005 une enquête sur l’apparente mauvaise gestion par le Ministère du dépistage néonatal en Ontario. L’Équipe d'intervention spéciale de l'ombudsman (EISO), qui se compose de six membres du personnel, y compris des enquêteurs et des avocates principales, s’est mise au travail. Les enquêteurs ont interviewé 17 familles qui ont perdu un enfant ou ont un enfant atteint d’un handicap grave résultant d’une affection que d’autres juridictions dépistent chez les nouveau-nés, mais pas l’Ontario. Ils ont communiqué également avec un certain nombre de personnes et d’associations intéressées. Quatre hauts fonctionnaires du ministère de la Santé et des Soins de longue durée ont été interrogés, ainsi qu’un ancien fonctionnaire du Ministère. Six médecins spécialistes et d’autres experts ont donné généreusement de leur temps aux enquêteurs et leur ont parlé du dépistage néonatal et de ce qu’ils en savent d’expérience. Le coroner en chef adjoint a également été interrogé.
9 L’équipe a étudié quelque 5 000 pages de documentation et de transcriptions d’entrevues.
10 Toutes les entrevues officielles ont été enregistrées.
11 Le rapport issu de cette enquête, Le droit d’être impatient, montre que la situation est encore pire que ce que je croyais. D’après des estimations obtenues par le ministère, sur les quelque 130 000 enfants qui naissent en Ontario tous les ans, 50 sont frappés d’un handicap ou meurent en raison de l’immobilisme du programme de dépistage néonatal. C’est un bilan incroyablement lamentable, voire honteux, que le gouvernement se doit tout simplement d’améliorer et dont il doit tirer des conclusions.
12 Il y a une quarantaine d’années, l’Ontario était à l’avant-garde du dépistage néonatal. En 1965, lors du lancement du dépistage systématique de la phénylcétonurie, une maladie métabolique héréditaire communément appelée PCU, il fait figure de chef de file mondial. Si elle n’est pas détectée, une PCU peut provoquer de graves troubles du développement. Le plus remarquable est qu’une fois la PCU détectée, un simple régime alimentaire strict suffit à la traiter. Quant au test, il est simple : il est réalisé sur quelques gouttes de sang prélevées en piquant le talon du nouveau-né. Des centaines d’Ontariens ont ainsi échappé à une déficience dégénérative navrante et limitative, et ce, à un coût minime.
13 En 1968, grisé par le succès du programme de dépistage de la PCU, le gouvernement crée par décret un Comité consultatif de dépistage des maladies héréditaires chez les enfants. Ce comité relève du ministère de la Santé et se compose de divers médecins spécialistes et de représentants de la Direction de la santé publique du Ministère. À l’époque, tout semble indiquer que l’Ontario se tient au courant des nouveaux développements et garde à jour ses programmes de dépistage.
14 En effet, en 1978 les travaux du comité débouchent sur l’utilisation d’échantillons sanguins (prélevés par piqûre) pour dépister chez les nouveau-nés l'hypothyroïdie congénitale (HC), une autre affection qui, une fois détectée, peut être traitée, prévenant encore une fois de graves handicaps. En Ontario, de 37 à 40 cas d’hypothyroïdie congénitale sont dépistés chez les nouveau-nés tous les ans.
15 Une fois ce pinacle atteint, la situation commence à se dégrader.
16 Au début, on ne tient tout simplement pas compte des conseils de l’organisme consultatif du gouvernement. En 1991, le comité consultatif de dépistage des maladies héréditaires chez les enfants du ministère de la Santé tente, en vain, de faire ajouter l’hyperplasie congénitale des surrénales (HCS) à la liste des tests à administrer aux nouveau-nés. Ce trouble endocrinien, s’il n’est pas détecté, peut causer un handicap, voire la mort. La recommandation n’est entendue qu’à retardement et même après la rencontre du comité en 1992 avec des hauts fonctionnaires du Ministère, aucune mesure n’est prise à ce propos.
17 Environ un an plus tard, ce même organisme consultatif suggère au gouvernement de l’Ontario de mettre en place un test de dépistage de la drépanocytose, une maladie du sang d'origine génétique qui peut causer des dommages tissulaires et des accidents cérébrovasculaires, et laisser les personnes touchées hautement susceptibles aux infections bactériennes. Un diagnostic précoce et un traitement prophylactique par pénicilline, en particulier lorsque le nourrisson a de deux à trois mois, réduisent de 85 pour 100 les cas de décès et de maladie.
18 Au bout de deux ans d’atermoiements, soit en 1995, la recommandation du comité consultatif débouche sur une étude de 10 semaines, laquelle révèle une incidence élevée de la maladie ou de ses traits. Sur les 7 554 échantillons de la région du Grand Toronto, on dépiste trois cas de drépanocytose et 80 nouveau-nés porteurs du trait drépanocytaire. On recommande la mise en place d’un projet pilote. Après trois ans d’inaction, le projet pilote est à nouveau invoqué. Toutefois, malgré les résultats de l’étude de 10 semaines et des 10 ans d’efforts de la part du Comité consultatif, le projet pilote stagne et rien n’est fait.
19 Une étude pilote n’est plus nécessaire, semble-t-il. Or, d’après les données démographiques de l’Ontario, le dépistage de la drépanocytose gagne en importance, en particulier dans la région du Grand Toronto. L’incidence de la maladie est aujourd’hui de 13,2 cas sur 100 000 naissances vivantes, soit 20 enfants par an. Chez les enfants originaires d’Afrique occidentale, l’incidence est encore plus élevée, soit environ un cas sur 100 naissances vivantes. Pourtant, les nouveau-nés ne sont toujours pas soumis à un test de dépistage de la drépanocytose, sauf au Scarborough General Hospital qui, grâce à une initiative indépendante, administre au coût de 2,50 $ à 3,00 $ l’échantillon le test par chromatographie en phase liquide à haute pression, méthode disponible aujourd’hui dans la plupart des hôpitaux. Si les recommandations du comité consultatif avaient été mises en œuvre en 1992, de terribles angoisses auraient été épargnées à plus d’une centaine d’enfants et de familles. Il est vraiment ironique de lire les lignes suivantes sur le site Web du nouveau ministère de la Promotion de la santé :
Il est extrêmement important de diagnostiquer tôt la drépanocytose chez les enfants. Il suffit d’une analyse sanguine simple et peu coûteuse - appelée électrophorèse de l'hémoglobine – pour dépister cette affection chez les nouveau-nés. Cette analyse est effectuée en même temps que les autres tests de dépistage courants chez les nouveau-nés et à partir du même échantillon de sang.
20 Il faudrait peut-être que le nouveau ministère de la Promotion de la santé insuffle directement sa sagesse au ministère de la Santé et des Soins de longue durée. Ce qui me frappe, c’est que dans ce sermon affiché sur son site Web, il prêche un public déjà converti.
21 En septembre 2002, une autre affection devient le centre d’attention à la suite d’une demande futile pour qu’elle fasse l’objet d’un test. Cette fois, il s’agit du déficit en MCAD, une maladie qui a ravi sept enfants aux familles que nous avons interviewées dans le cadre de cette enquête.
22 En Ontario, le sens de l’initiative avait fait place à l’inertie et à la résistance.
23 Paradoxalement, l’engagement d’appliquer une médecine préventive dans le domaine du dépistage néonatal s’étiole au moment même où d’immenses progrès sont réalisés pour tester les nouveau-nés. La spectrométrie de masse en tandem (SMT), en particulier, mise au point dans les années 1990, permet de procéder simultanément à de multiples tests et de détecter ainsi de nombreuses maladies, y compris le déficit en MCAD, à partir d’un seul prélèvement sanguin.[3] Dès la fin des années 1990, la spectrométrie de masse en tandem est utilisée de manière efficace et rentable aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans d’autres pays pour dépister chez les nourrissons un vaste éventail de maladies métaboliques héréditaires traitables.
24 En mars 2001, le Comité consultatif recommande que l’Ontario adopte la spectrométrie de masse en tandem pour dépister des maladies chez les nouveau-nés. Pour faire suite à son rapport, on demande alors au Secrétariat des services consultatifs médicaux de l’Ontario d’étudier la question.
25 Dans son rapport de septembre 2002, le Secrétariat des services consultatifs médicaux fait l’éloge des avantages de la spectrométrie de masse en tandem. Le rapport, intitulé Neonatal Screening of Inborn Errors of Metabolism using Tandem Mass Spectrometer, précise que cette technique permet de déceler avec précision 25 erreurs innées du métabolisme sur un seul échantillon sanguin. En ce qui concerne les coûts, il faudrait améliorer l’infrastructure pour interpréter et faire rapport des résultats, mais le programme de dépistage de l’Ontario ne s’en ressentirait pas beaucoup financièrement. En ce qui a trait aux avantages, un dépistage précoce et des traitements simples permettraient d’éviter la mort d’enfants et de réduire le nombre de ceux atteints de déficience mentale. Selon le rapport, en 1998, vingt-six États américains utilisent déjà la spectrométrie de masse en tandem pour le dépistage néonatal. Au Canada, dès 2002, la Colombie-Britannique, la Saskatchewan et la Nouvelle-Écosse ont recours à cette technique, tandis que l’Île-du-Prince-Édouard et le Territoire du Yukon ont des programmes de dépistage en place et ont recours à la technologie des provinces voisines.
26 Trois ans plus tard, signalons que l’Ontario ne procède à des tests de dépistage que pour deux maladies et qu’il n’a pas encore recours à cette technique, pourtant disponible. Encore plus inouï… dans les années 1990, une entreprise de Concord (Ontario), MDS SCIEX, se met à fabriquer des spectromètres de masse en tandem et à les vendre à d’autres juridictions qui les utilisent dans leur programme de dépistage néonatal. Donc, l’Ontario fabrique et vend cette technologie à d’autres, mais ne s’en sert pas lui-même. C’est un peu comme si une compagnie de téléphone se servait encore du télégraphe mais commercialisait ses téléphones.
27 Ce n’est même pas que l’efficacité des tests fasse l’objet d’une polémique. Étant donné la technologie existante, le 8 mars 2005 l’American College of Genetics désigne 29 affections pour lesquelles un dépistage néonatal devrait être obligatoire aux États-Unis. De nombreux organismes, dont l’association caritative La Marche des dix sous, appuient cette recommandation. Au printemps dernier, deux États rendent juridiquement obligatoire l’utilisation de la spectrométrie de masse en tandem dans le dépistage de maladies, passant outre les exigences voulant que le gouvernement détienne un pouvoir discrétionnaire. Déjà à ce moment-là, 29 États dépistent un déficit en MCAD et 17 autres augmentent le nombre de leurs tests qui utilisent cette technologie.
28 La spectrométrie de masse en tandem est utilisée dans le monde entier. L’Allemagne, l’Italie, l’Afrique du Sud, l’Australie (Nouvelle-Galles du Sud et Australie-Méridionale), le Japon, la Corée du Sud, l’Arabie saoudite et le Costa Rica s’en servent pour le dépistage néonatal.
29 Au Canada, la Saskatchewan se classe parmi les chefs de file du monde. Elle dépiste 28 maladies métaboliques héréditaires. L’Île-du-Prince-Édouard et la Nouvelle-Écosse en dépistent 10 et ont en ce moment un projet pilote qui en comprend quatre autres. Le Manitoba procède systématiquement au dépistage de six maladies et effectue également des tests ciblés. La Colombie-Britannique en dépiste quatre, tandis que l’Alberta, Terre-Neuve et le Labrador en dépistent systématiquement trois. Le Québec en dépiste aussi trois et a en plus un programme de dépistage néonatal urinaire ciblant les acides aminés et les acides organiques. Au 21e jour de vie du nouveau-né, on effectue un prélèvement d'urine dont on imbibe un papier buvard, et ce, pour dépister 14 troubles du métabolisme qui exigent une intervention médicale précoce, et neuf autres pour lesquels des conseils et une surveillance accrue sont souvent suffisants. Quant à nous en Ontario, en attendant la mise en œuvre l’an prochain des initiatives actuelles, nous occupons la dernière place en continuant d’administrer les tests comme si nous étions toujours en 1978.
30 Cet effondrement n’est pas toutefois un simple concours qui permet au vainqueur de se vanter et fait honte au perdant. C’est une calamité au plan médical. Et nous en avons conscience depuis très longtemps.
31 D’après les documents que nous nous sommes procurés dans le cadre de notre enquête, les pressions pour élargir le programme de dépistage néonatal se sont multipliées, en particulier depuis trois ans. Ce qui est le plus frappant à propos de ces tentatives, c’est que pour réussir à faire comprendre aux décideurs clés l’urgence de la situation, on leur explique clairement les risques médicaux, juridiques et éthiques auxquels le gouvernement s’expose en n’effectuant pas ces tests.
32 Le principal champion de cette mobilisation est le docteur Joe Clarke, chef du service de génétique métabolique de l’Hospital for Sick Children de Toronto, qui se débat pour faire augmenter le nombre de tests, aussi bien en son propre nom qu’en sa qualité de président du Comité consultatif du Ministère jusqu’en 2003.[4]
33 En janvier 2002, le docteur Clarke écrit au ministre de la Santé et des Soins de longue durée de l’époque, Tony Clement, pour lui conseiller d’élargir le programme de dépistage néonatal. Il lui explique qu’on utilise la spectrométrie de masse en tandem dans le monde entier et souligne que lui-même voit de quatre à six nourrissons et enfants par an qui sont malades pendant de longues périodes, présentent des lésions cérébrales, voire meurent des suites d’une maladie métabolique facilement traitable quand elle est détectée suffisamment tôt. En avril 2002, il envoie une autre lettre au ministre dans laquelle il réitère ses premières observations et ajoute qu’il croit savoir que le ministère du Procureur général a engagé un entrepreneur privé américain pour obtenir les résultats d’autopsies pratiquées sur des enfants. En effet, à cette époque, le Bureau du coroner en chef commence à effectuer des tests de dépistage de maladies héréditaires sur des enfants âgés de moins de deux ans morts subitement et de façon inattendue.
34 Puis en septembre de la même année, le Secrétariat des services consultatifs médicaux publie un rapport, Neonatal Screening of Inborn Errors of Metabolism using Tandem Mass Spectrometer, dans lequel il recommande aussi un élargissement des tests de dépistage néonatal. Dans l’une des versions du rapport que nous avons reçues, il est estimé qu’en Ontario, le fait de ne pas détecter d’autres erreurs innées du métabolisme que la phénylcétonurie (PCU) et l’hypothyroïdie congénitale (HC) provoque tous les ans un retard mental moyen chez de 20 à 25 enfants et la mort de 20 à 25 autres.
35 Dès juin 2003, d’autres moyens sont mis en œuvre pour essayer de persuader un gouvernement de toute évidence léthargique. Le député libéral Dwight Duncan présente un projet de loi d'intérêt privé et d’initiative parlementaire qui obligerait le gouvernement à augmenter la portée du dépistage néonatal en utilisant la spectrométrie de masse en tandem. Son intervention n’est motivée ni par un rapport, ni par des progrès réalisés à l’étranger, mais par la tragédie qui a frappé l’une de ses électrices à Windsor. Depuis qu’elle a perdu sa petite-fille à l’âge de huit mois en 2000, elle fait pression pour un élargissement du dépistage néonatal. Comme l’Ontario n’effectue pas de test de dépistage du déficit en MCAD sur les nouveau-nés, la famille n’a appris la cause de la mort du bébé qu’après les résultats de l’autopsie en 2001. Le projet de loi tourne court à la première lecture.
36 Le docteur Clarke, dégoûté, démissionne en octobre de la présidence du Comité consultatif en invoquant sa frustration devant le fait que le comité n’a pas de port d’attache au gouvernement. Bien que le comité continue d’exister, sans statut officiel et sans président, il est en fait défunt.
37 Dès la fin de l’automne 2003, on reconnaît dans certains cercles que le dossier du dépistage néonatal met non seulement en cause les soins de santé, mais aussi le fait que le gouvernement s’expose à courte échéance à une crise. Dans des documents confidentiels préparés à l’intention du ministre pour le conseiller, le Secrétariat des services consultatifs médicaux confirme les estimations avancées quant au nombre de handicaps et de morts, soit 25 respectivement, et lance une mise en garde contre d’éventuelles poursuites judiciaires et interventions des médias. Pourtant, l’immobilisme persiste.
38 Le 12 janvier 2004, le docteur Clarke écrit à titre personnel à George Smitherman, le ministre actuel de la Santé et des Soins de longue durée. Il lui redonne l’information qu’il avait transmise au ministre précédent, précisant encore une fois qu’il voit lui-même de quatre à six nourrissons et enfants par an qui présentent un handicap ou sont morts, faute d’avoir diagnostiqué une maladie métabolique facilement traitable. Il fait référence au rapport du Secrétariat des services consultatifs médicaux et mentionne le fait que la Direction de la santé publique du Ministère semble avoir remisé sa recommandation. Rien ne semble se passer. Le docteur Clarke écrit à nouveau au ministre le 10 mai et le 27 mai 2004, lui soulignant que la question est urgente et lui demandant de se pencher personnellement sur le dossier du dépistage néonatal.
39 Est-ce l’obstination du docteur Clarke qui provoque enfin une réaction? Toujours est-il que des secteurs clés du ministère de la Santé et des Soins de longue durée, (y compris les programmes prioritaires de la Direction des hôpitaux, la Division des politiques et de la planification intégrées, la Direction des laboratoires, le Secrétariat des services consultatifs médicaux et la Division de la santé publique) se rencontrent le 27 mai 2004 pour parler de la spectrométrie de masse en tandem. Dans des documents qu’il prépare en vue de la réunion, le Secrétariat des services consultatifs médicaux dit qu’il n’y a aucune raison de retarder encore davantage l’adoption de la spectrométrie de masse en tandem et d’attendre l’analyse de son rapport de 2002, dont les conclusions ont été confirmées dans un rapport britannique similaire en mars 2004.
40 Puis le 2 juin 2004, le Comité consultatif ontarien de la génétique du ministère de la Santé et des Soins de longue durée organise un atelier sur le dépistage néonatal. La recommandation qui en ressort : le système actuel de dépistage néonatal en Ontario doit être examiné et actualisé pour satisfaire aux normes éthiques et juridiques en vigueur dans d’autres provinces du pays et juridictions comparables du monde civilisé. Un manquement à cet égard, ajoute-il, constituerait une faute morale et pourrait mettre en jeu la responsabilité civile du gouvernement si des nourrissons et des enfants étaient atteints d’une maladie ou mourraient des suites d’une maladie qui aurait pu être évitée. À la même date, la docteure Sandra Bennett, administratrice du Programme des maladies métaboliques héréditaires (PMMH), envoie un message électronique au docteur Cairns, le coroner en chef adjoint, pour faire un suivi d’une discussion qu’ils ont eue à propos de la mort subite du nourrisson et du déficit en MCAD.
41 Environ à la même époque, la voie juridique est à nouveau empruntée. Le 15 juin 2004, le député conservateur John Baird présente en première lectureun projet de loi d'intérêt privé et d’initiative parlementaire qui vise à élargir le dépistage néonatal aux affections pour lesquelles la spectrométrie peut être utilisée. En novembre 2002, l’une des électrices de M. Baird, Tammy Clark, perd soudainement et de façon inattendue sa fille, Jenna, âgée de neuf mois. Ce n’est qu’après l’autopsie du Bureau du coroner en chef que la famille de Jenna apprend qu’elle est morte des suites du déficit en MCAD.[5]
42 Le 17 juin 2004, le docteur Clarke adresse une autre lettre au ministre de la Santé et des Soins de longue durée, dans laquelle il lui parle du projet de loi de M. Baird et le prie instamment d’étudier les recommandations qui ont découlé de l’atelier sur le dépistage néonatal.
43 Une autre note d’information ministérielle, datée du 12 octobre 2004 et adressée au sous-ministre adjoint, souligne à nouveau que le fait de ne dépister que la PCU et la HC dans le lot des maladies métaboliques héréditaires entraîne de 20 à 25 morts par an.
44 Il est donc incontestable que les gouvernements successifs étaient au courant du problème. Or, chose extraordinaire, ni de choquantes statistiques de morbidité, ni la menace de poursuites judiciaires, ni la possibilité de pressions politiques de la part de la population ne provoquent de réactions perceptibles dans le gouvernement, à l’exception de celle de deux députés provinciaux de l’opposition qui, confrontés à la souffrance de leurs électeurs, prennent conscience de la réalité et déposent des projets de loi d'intérêt privé et d’initiative parlementaire.
45 Justice doit être rendue au gouvernement de l’Ontario qui a maintenant pris la résolution de rectifier la situation. Il met en place l’infrastructure nécessaire pour effectuer des tests en utilisant la spectrométrie de masse en tandem et il a promis de dépister un nombre beaucoup plus important d’affections. Qu’est-ce qui a provoqué ce changement d’attitude? Les données détenues? Pas seulement, puisque comme on le sait, les gouvernements successifs de l’Ontario avaient tous été prévenus de l’importance d’élargir le programme de dépistage et des conséquences de ne pas faire progresser le dossier. Or, ils sont restés impassibles. En revanche, il faut savoir que le réactif dont la province se sert pour dépister la PCU chez les nouveau-nés ne sera plus disponible à la fin de 2005. Voilà le principal catalyseur du changement. Tandis que le gouvernement tergiversait, la science et les connaissances faisaient de rapides progrès, tant et si bien que le programme de dépistage de l’Ontario, jadis objet de fierté, est aujourd’hui complètement dépassé. Le retrait du réactif prend une toute autre dimension pour le gouvernement quand il découvre que sa réserve de réactifs utilisés dans les tests sera épuisée à la fin du moins de mars 2006, et que la période d’attente pour effectuer la conversion à la spectrométrie de masse en tandem est de 12 à 18 mois.
46 Par ailleurs, il serait exagéré de dire que ces données galvanisent le gouvernement et le poussent à prendre immédiatement des mesures décisives. Au début de sa remontée du fin fond de l’univers du dépistage néonatal, il se meut lentement, on pourrait même dire laborieusement. Alors qu’il aurait fallu rapidement prendre des décisions, le dossier fait l’objet de délibérations qui dureront huit mois sans que soient sollicités les conseils de spécialistes. Le 16 novembre, un délégué des membres qui siégaient encore au Comité consultatif a écrit au Ministère pour lui annoncer la dissolution du comité.
47 Privé de l’aide de ce comité, avec un tact conservateur on suggère, dans un document d’orientation daté de novembre 2004, d’étudier la possibilité d’utiliser la spectrométrie de masse en tandem, mais seulement pour dépister comme à l’ordinaire deux affections, soit la PCU et la HC, et un nouveau test pour le déficit en MCAD en attendant l’élaboration d’autres critères de dépistage. Puis, en décembre 2004, le gouvernement, à la recherche d’autres données sur l’application de la spectrométrie de masse en tandem dans le dépistage néonatal, envoie un questionnaire aux hôpitaux et aux spécialistes.
48 Entre-temps, les pressions se multiplient. Le 14 février 2005, le docteur Jim Cairns, coroner en chef adjoint, prévient le Ministère qu’il se prépare à mener une enquête sur la mort de nouveau-nés due à un déficit en MCAD. Le 11 avril 2005, il adresse une lettre au ministre dans laquelle il demande d’être mis au courant des plans du gouvernement en ce qui concerne le dépistage néonatal. Il ajoute qu’à tous les ans son bureau traite environ cinq cas d’enfants qui sont morts aux suites d’un déficit en MCAD. Le 1er mai 2005, le Ministère réagit et annonce qu’un examen du dépistage néonatal est en cours.
49 C’est alors que l’Ontario Medical Association entre à son tour en scène. Le président écrit au ministre pour lui demander que le programme de dépistage néonatal fasse l’objet d’un examen. On lui répond aussi qu’une étude est en cours.
50 Une note de service ministérielle datée du 20 avril 2005 réclame la prise rapide de mesures car un retard pourrait nuire à la possibilité de procéder aux tests de dépistage de la PCU. On y fait état « des inquiétudes que soulève le calendrier, car il semble qu’un groupe de travail va être formé, que des réunions seront organisées, etc. Compte tenu de la réserve de réactifs pour dépister la PCU et de l’année dont on dispose pour se doter de la spectrométrie, il est de la plus haute importance que la spectrométrie de masse soit fonctionnelle. »
51 Ce n’est qu’à la fin du mois de mai 2005 que la question est portée devant le nouveau sous-comité du dépistage néonatal du Comité consultatif ontarien de la génétique. Le docteur Clarke est nommé à la présidence. À la première rencontre du comité, les membres conviennent que le déficit en MCAD doit être ajouté à la panoplie des tests dès l’implantation de la spectrométrie de masse en tandem en Ontario. Il est entendu que l’ébauche d’une Demande de qualifications sera prête dans le courant de la semaine du 30 mai 2005.
52 À cet appel à l’action s’ajoute alors des pressions politiques. Le 1er juin 2005, la Save Babies Through Screening Foundation of Canada (fondée par Tammy Clark), ainsi que la Sickle Cell Association et la Thalasemmia Association, font des déclarations publiques. À la date anniversaire de l’adoption du test de dépistage de la PCU en Ontario, elles donnent une conférence de presse à Queen’s Park pour attirer l’attention sur la question du dépistage néonatal. Déjà, sous l'influence du docteur Clarke, des parents d’enfants souffrant de troubles métaboliques participent depuis quelque temps à une campagne épistolaire pour convaincre le gouvernement d’élargir le programme de dépistage néonatal.
53 Cependant, ce n’est qu’en août 2005, soit presque un an après avoir eu vent qu’il n’avait pas d’autre choix que de passer à la spectrométrie de masse en tandem, que le Ministère envoie une lettre à certains hôpitaux les invitant à soumettre leur candidature pour exploiter le laboratoire de dépistage néonatal et à y utiliser cette technique. La date limite pour envoyer les soumissions est le 2 septembre 2005.
54 Il y a de quoi s’inquiéter après tous les retards accumulés et on peut se demander si la spectrométrie de masse en tandem sera prête à temps pour effectuer les tests de dépistage de la PCU avant l’épuisement de la réserve provinciale de réactifs. Bien que le Ministère affirme que la spectrométrie de masse en tandem sera en place dès mars 2006 pour procéder aux tests de dépistage de la PCU, un certain scepticisme est de bon aloi. D’après les prévisions du gouvernement en ce qui concerne l’acquisition et le calibrage des spectromètres, il faudra avoir beaucoup de chance pour être prêts à cette date. De plus, le Ministère recherche à cor et à cri des réactifs supplémentaires pour être sûr qu’il n’y aura aucune interruption dans les tests de dépistage de la PCU. Tous les efforts visant à passer des commandes spéciales auprès des fabricants ayant apparemment échoué, on envisage la possibilité d’envoyer les échantillons des tests à d’autres laboratoires. Un retard dans la mise en application de la spectrométrie de masse en tandem pourrait coûter très cher. Dans une note de service datée du 16 juillet 2005, un fonctionnaire du Ministère reconnaît que « notre attitude est la suivante : le besoin de se procurer le matériel pour effectuer les tests l’emporte sur les coûts ». Pis encore, en devant envoyer les échantillons à l’extérieur, on risque de mettre en péril la santé des enfants atteints de la PCU en raison du délai du dépistage. Dans une autre note de service du 21 avril 2005, on lit « Dans l’intervalle, une prise de retard dans le début d’un traitement peut avoir des conséquences médicales néfastes pour le nouveau-né (p. ex., retard mental, crise médicale aiguë, etc.). »
55 Selon une note d’information ministérielle datée du 22 juillet 2005, le ministre s’engage à faire une déclaration à propos du programme de dépistage néonatal vers le début du mois de septembre 2005. En juillet, le gouvernement envisage d’acheter trois spectromètres de masse en tandem et d’ajouter successivement cinq tests.
56 Le 11 août, je commence mon enquête sur la façon dont le Ministère administre le dépistage néonatal en Ontario. Je fais alors remarquer que la province en est au même point que les pays en voie de développement en ce qui concerne le dépistage néonatal. Le lendemain, le ministre annonce à des représentants des médias que le gouvernement débloquera des fonds pour déceler des maladies rares chez les nouveau-nés et qu’il annoncera prochainement l’octroi de subventions « raisonnablement modestes ».
57 Le 7 septembre 2005, à la veille de la rencontre de mes enquêteurs avec des hauts fonctionnaires du Ministère, le ministre publie un communiqué qui annonce l’élargissement de la portée du programme de dépistage néonatal, non pas en ajoutant cinq tests comme indiqué le 22 juillet 2005, mais 19 tests de dépistage des maladies métaboliques héréditaires, dont le déficit en MCAD. Le communiqué souligne qu’il s’agit du premier élargissement du programme en 27 ans et qu’il se fonde sur une recommandation préliminaire formulée par le sous-comité du dépistage néonatal du Comité consultatif ontarien de la génétique.
58 Le 9 septembre 2005, des hauts fonctionnaires du Ministère informent mes enquêteurs qu’il ne s’agit que de la « première étape ». Le premier élargissement du programme de dépistage néonatal porte sur des tests réalisables par la spectrométrie de masse en tandem et cette recommandation est venue du Comité consultatif vers le 24 août 2005. Ils ajoutent que le nouveau Comité consultatif travaillera de concert avec des hématologues et des endocrinologues pour déterminer les autres tests de dépistage qu’il faut effectuer pour ces affections. On prévoit que le Comité consultatif présentera ses dernières recommandations en décembre 2005.
59 Je félicite le gouvernement de l’Ontario d’accorder enfin une place prioritaire à ce dossier et de prêter l’oreille aux conseils avisés qu’on lui donne. Le gouvernement fait bien d’élargir le programme et je suis convaincu qu’une fois que le Comité consultatif aura fait ses dernières recommandations, le nombre des affections dépistées augmentera encore davantage. L’État du Mississippi, par exemple, dépiste 57 anomalies. Si la décision de dépister 19 autres affections marque définitivement un tournant, elle ne nous place pas néanmoins en tête du peloton. Bien que la mise en œuvre de nouveaux programmes de dépistage s’accompagne au départ de dépenses supplémentaires que le gouvernement en place doit porter au budget (en l’absence de subventions fédérales, qui restent toujours une possibilité), ce genre de médecine préventive sera rentable au bout du compte. L’achat des spectromètres de masse en tandem coûtera de 300 000 $ à 600 000 $ l’appareil. Il y a aussi les frais réguliers d’exploitation et d’entretien et le coût des traitements que tout bon système de dépistage exige. On a toutes les raisons de croire, toutefois, que ces dépenses seront largement compensées par les économies réalisées dans les traitements et les services d’appui. Des documents ministériels suggèrent que le coût des tests ne sera pas exorbitant, compte tenu en particulier des avantages que comporte le dépistage néonatal. Sur son site Web consacré au dépistage néonatal, l’État de l’Utah estime que le coût du traitement d’un enfant qui survit à une crise métabolique aiguë se situe entre 80 000 $ et un million de dollars au cours des deux premières années, selon les circonstances. Conclusion : à la longue, le dépistage d’affections chez un petit nombre d’enfants pourrait payer le coût du programme en entier.
60 Les avantages financiers prolongés sont toutefois insignifiants par rapport à la dimension humaine. Il faut reconnaître qu’indépendamment du temps qu’il a fallu au gouvernement, son nouvel engagement à transformer le système de dépistage néonatal et le plan mis en place pour y parvenir sauveront des vies et élimineront ou réduiront des souffrances. On prévoit que le premier volet du programme, soit le dépistage de 21 affections, permettra de déceler une anomalie chez un nouveau-né sur 2 000, soit 65 cas par an pour les 130 000 naissances vivantes annuelles dans cette province. Si l’Ontario s’oriente dans la direction que suggère l’American College of Medical Genetics et qui est appuyée par les grandes associations américaines de la santé, y compris l’American Advisory Committee on Newborn Screening, soit de dépister 29 affections générales et 25 autres anomalies ciblées, on pourra ainsi repérer des troubles chez un nouveau-né sur 800. L’Ontario est sur la bonne voie, et s’il s’en tient à son plan et prête suffisamment attention aux réalisations et à l’expérience du reste du monde, il se rendra jusqu’au bout du chemin.
61 Même si l’heure est à l’optimisme, il serait un peu négligent de notre part d’oublier entièrement le passé. Il faut tirer des leçons des erreurs commises, à la fois pour veiller à ce que le plan actuel soit mis en œuvre sans jamais perdre de vue l’engagement pris et les priorités établies, et pour s’assurer qu’une telle situation ne se reproduira pas. C’est dans un esprit de critique constructive et non pas pour dénicher coûte que coûte des coupables que nous devons analyser le triste legs du dépistage néonatal en Ontario.
62 Comment se fait-il que l’Ontario a administré pendant plus d’un quart de siècle un système de dépistage néonatal inopérant ? Comment une province aussi moderne et prospère peut-elle rester si inerte, si imperméable aux progrès de la science à un point tel que son éventail de tests est stagnant et que ses techniques et méthodes de dépistage néonatal sont devenues obsolètes? À plus juste titre, comment se fait-il que nous n’ayons rien fait et ayons attendu que des enfants meurent et soient handicapés sans raison?
63 Les « suspects habituels » de l’inaction soit les limitations du « budget » et la mauvaise gestion, ont chacune contribué à l’échec du programme de dépistage néonatal. Je m’explique. Par limitations du « budget », je n’entends pas par là de sages considérations de « rentabilité » ou l’établissement de priorités avisées en matière de dépenses. Non, je veux parler de ce que j’appelle un « système de budget par poste de dépenses ». Je veux parler d’immobilisme et de dissensions au sein d’un organisme pour déterminer à quel poste de dépensesdans lebudget il faut attribuer une dépense qui s’impose. Une telle situation fait penser à la paralysie irrationnelle d’un couple qui ne répare pas le toit de sa maison mais laisse la pluie détruire son mobilier parce qu’il n’arrive pas à s’entendre sur qui devrait payer les réparations. Ce « système de budget par poste de dépenses » a contribué à l’échec du programme de dépistage néonatal.
64 Une mauvaise gestion y a aussi contribué. La « mauvaise gestion » dont je parle est intimement liée, sans l’être toutefois exclusivement, à des considérations budgétaires. Il faut imputer l’inertie, même dans le cas de la mise en œuvre d’une politique rationnelle et pressante, au syndrome du « ce n’est pas mon travail », à un « manque de leadership », à une « abdication des responsabilités » et à un manque généralisé de courage pour reconnaître qu’il y avait « un juste sentiment d’urgence ».
65 C’est la Division de la santé publique qui traditionnellement a géré le Programme des maladies métaboliques héréditaires (PMMH). La principale responsabilité du Comité consultatif du PMMH est d’approuver le financement des médicaments, des compléments alimentaires et des aliments spéciaux pour les enfants atteints d’une maladie métabolique héréditaire. Bien qu’il n’était pas réellement chargé de l’administration du programme de dépistage néonatal (responsabilité dont s’acquittait le Laboratoire provincial, organisme qui relève de la Direction des laboratoires), le PMMH s’occupait aussi jusqu’à récemment des questions stratégiques relatives au dépistage néonatal.
66 Au début, le PMMH ne coûtait pas cher. En fait, il ne nécessitait pas de financement de base et était géré par « décaissement » immédiat à titre d’objet de dépenses des Poussées de maladies infectieuses dans le budget de la Division de la santé publique. Toutefois, à partir du milieu des années 1990, le coût du programme se met à augmenter d’environ 500 000 $ par an pour atteindre à l’heure actuelle quelque 4 millions de dollars. On peut attribuer cette hausse à un meilleur diagnostic des maladies métaboliques et au coût accru de nouveaux traitements plus efficaces. En d’autres mots, les coûts augmentent parallèlement au perfectionnement des soins de santé.
67 Entre-temps, la politique de compression budgétaire et de rationalisation du gouvernement a des répercussions sur les budgets des ministères. En matière de dépistage néonatal, cette politique fait sa première victime lorsque le Comité consultatif tente sans succès d’augmenter le nombre de tests néonataux. Nous avons découvert qu’en 1992 le Comité consultatif rencontre des hauts fonctionnaires du Ministère pour discuter de sa recommandation, soit de commencer à dépister l’hyperplasie congénitale des surrénales (HCS), mais, conformément à sa politique de compression budgétaire, le gouvernement exprime des inquiétudes quant aux ressources qu’exigera le suivi des résultats.
68 Le gouvernement poursuivant irrémédiablement ses compressions budgétaires, on assiste non plus à un barrage des progrès, mais à leur paralysie totale. La docteure Lesbia Smith, une ancienne fonctionnaire du Ministère et coordonnatrice du PMMH, explique qu’elle subit à l’époque de fortes pressions pour ne pas approuver les dépenses. Résultat : la recommandation préconisant le dépistage de la phénylcétonurie dérive. Tout d’abord, elle se heurte au genre d’obstruction typique dans la bureaucratie – le comité doit donner de plus amples renseignements. Puis le comité propose à plusieurs reprises de mettre au moins en place une étude pilote, une suggestion dont le gouvernement ne tient pas compte.
69 La politique de compression budgétaire fait une deuxième victime, et dans ce cas les conséquences sont encore plus graves que précédemment, car il ne s’agit plus de faire le deuil d’initiatives particulières sur le dépistage néonatal, mais de faire le deuil de son principal appareil – le PMMH lui-même.
70 Comme prévu, le décret par lequel le Comité consultatif du PMMH avait été créé expire en 1994. Dépouillé de son statut officiel et à n’en pas douter d’une grande partie de sa crédibilité, le comité n’a plus grand pouvoir pour inspirer des politiques au gouvernement. Je ne peux affirmer que ce sont des considérations budgétaires qui ont scellé le destin du comité, mais compte tenu du climat à l’époque, c’est tout à fait probable. On laisse expirer le décret ni parce que le Comité consultatif a terminé ses travaux ni parce qu’un autre organisme en a pris la charge. Hormis un manque d’attention, la seule explication plausible est qu’en enlevant au Comité consultatif son statut officiel, le gouvernement se donne ainsi la possibilité de contrôler le budget.
71 Qu’il en soit ainsi ou pas, il est clair comme de l’eau de roche que le PMMH est devenu l’indésirable – voire un programme orphelin – en raison de « soucis de comptabilité ». La docteure Smith dit à propos du PMMH, « il n’avait sa place nulle part, et personne n’en voulait – ce n’était qu’une source de dépenses ». Finalement, la docteure Smith, sous l’ordre de son supérieur, dessaisit la Division de la santé publique du PMMH.
72 Précisons que cette tentative ne repose pas sur le désir d’améliorer les structures organisationnelles. Comme nous l’a dit la docteure Smith :
Personnellement, je pense que c’est un programme de santé publique, comme il l’est dans le monde entier. C’est la raison pour laquelle je me suis battue comme une forcenée pour le garder dans la division de la santé publique. Ce n’est vraiment qu’à contrecœur que j’ai rencontré d’autres services pour faire ce qu’on me demandait, c’est-à-dire ne quittez pas la salle de réunion sans y laisser le dossier, ou alors…
73 Bien qu’elle ne le dise pas ouvertement, le sous-entendu est évident. La Division de la santé publique souhaite que cette initiative de plus en plus coûteuse devienne la responsabilité financière de quelqu’un d’autre. Le PMMH est un « cadeau empoisonné » que les bureaucrates essayent désespérément de refiler à d’autres divisions. Au cours des années suivantes, le temps consacré au PMMH ne vise pas la mise en œuvre des recommandations des médecins, mais le transfert du programme au poste budgétaire de quelqu’un d’autre. C’est de cette façon perverse qu’on permet au budget de saper le dépistage néonatal.
74 En mai 2001, le docteur Colin D’Cunha, ancien médecin hygiéniste en chef, écrit au docteur Clark pour lui expliquer que les recommandations du Comité consultatif ne relèvent pas de la Direction de la santé publique et que la responsabilité du dépistage néonatal doit incomber à la Direction des laboratoires. On essaye alors de transférer le PMMH à la Direction des hôpitaux et à la Direction des laboratoires, mais ces dernières allèguent que leur rôle se limite à s’occuper des tests. Entre-temps, les recommandations du Comité consultatif restent lettre morte.
75 Puis, en mars 2003, on essaie sans succès de confier le PMMH au directeur de la Direction des programmes de médicaments.
76 En octobre 2003, on affirme que le ministère des Services à l'enfance et à la jeunesse serait parfait pour gérer le programme. Six mois plus tard, celui-ci refuse l’invitation.
77 Au printemps 2004, le personnel de la Direction de la santé publique tente à nouveau de trouver un « foyer » au programme, sous la direction de la nouvelle médecin hygiéniste en chef , la docteure Sheela Basrur. Les fonctionnaires du Ministère se mettent à discuter de la possibilité de transférer le programme de dépistage du laboratoire provincial à un hôpital dont la gestion serait confiée aux Services en matière de soins actifs.
78 Finalement, en octobre 2004, une réunion des sous-ministres adjoints de plusieurs directions est planifiée pour discuter du dépistage néonatal. Les sous-ministres déterminent que la Division des politiques et de la planification intégrées prendra la tête en matière de politiques sur la génétique dans le Programme des maladies métaboliques héréditaires (PMMH), et que la Direction de la santé publique gardera la gestion du financement des médicaments, des compléments alimentaires et des aliments spéciaux. Or, il faudra attendre mai 2005 pour que la Division des politiques et de la planification intégrées établisse un sous-comité sur le dépistage néonatal.
79 Pendant trois ans et demi – années cruciales pour le dossier du dépistage néonatal - le PMMH est l’indésirable, un programme orphelin dont personne ne veut se charger.
80 Il est hors de tout doute que le programme de dépistage néonatal a échoué parce qu’il n’avait pas de véritable port d’attache politique. Quand le Secrétariat des services consultatifs médicaux indique en septembre 2002 qu’il faut élargir le programme de dépistage néonatal, un important défi organisationnel se pose. Comme le programme n’a pas de « domicile politique fixe », il n’est pas facile de relever ce défi. On indique à la docteure Sandra Bennett, qui a remplacé la docteure Smith et supervise désormais le PMMH, qu’avant de pouvoir augmenter la panoplie des tests, il faudra avoir un port d’attache politique cohérent où l’on regrouperait les diverses directions soit des hôpitaux, des laboratoires, de la santé publique et des programmes de médicaments – « ce n’était pas quelque chose qui pouvait se faire au coup par coup».
81 Par conséquent, aucun effort n’est pris envers la mise en œuvre des tests de dépistage, qui selon le Secrétariat des services consultatifs médicaux est essentielle pour sauver des vies, répondre aux responsabilités morales et éviter les poursuites judiciaires. En revanche, on dépense sans compter de l’énergie à faire circuler une montagne de lettres sur qui devrait assumer la responsabilité du PMMH et la question du dépistage néonatal,. Comme l’observe le docteur Levin du Secrétariat des services consultatifs médicaux dans son message électronique du 5 avril 2004, les décisions stratégiques relèvent de la Direction de la santé publique et de la Direction des laboratoires, mais s’il n’en avait tenu qu’au Secrétariat, l’élargissement aurait été mis en œuvre en 2002.
82 Dans un message électronique daté du 9 juillet 2004, John Garcia, le directeur de la toute nouvelle Direction de la prévention des maladies chroniques et de la promotion de la santé, s’exprime succinctement à propos de l’immobilisme du gouvernement face aux recommandations sur le dépistage néontal - « Il faut que quelqu’un prenne les rênes et que des décisions soient prises à l’échelon supérieur. » Plus tard dans la même journée, il ajoute :
Bien que je ne sois pas depuis longtemps à la Division de la santé publique, je pense que quelqu’un doit prendre une décision et s’y tenir.
Je ne suis pas sûr qu’il y ait déjà un champion de la question. Il s’agit toutefois d’un problème qui doit être résolu et j’aimerais bien le voir présenté au comité de coordination de gestion interne, car il a des répercussions dans de nombreux secteurs (entre autres hôpitaux, laboratoires, santé publique et programme de médicaments). …J’espère que cela sera fait avant que l’affaire devienne un problème médiatique ou juridique.
83 À n’en pas douter, M. Garcia a raison. Une déconcertante partie de ping-pong se joue au gouvernement, personne ne voulant décider quelle Direction devrait orchestrer le programme de dépistage néonatal. Ce programme de soins d’une importance primordiale se retrouve donc sans quiconque aux commandes et le problème que pose sa mise en œuvre n’est pas résolu. Aucune des personnes en poste de responsabilité ne prend l’affaire en main.
84 La docteure Smith évoque aussi l’importance du manque de leadership au sein du gouvernement dans le dossier du dépistage néonatal lorsqu’elle parle de la tentative de mise en œuvre avortée d’une étude pilote sur la drépanocytose, étude que recommandait le Comité consultatif. Elle dit à ce propos : « Je n’étais pas assez haut placée. En fait, il n’y avait pas de champion. »
85 Les spécialistes en médecine qui conseillent le Ministère sont des défenseurs zélés du dépistage néonatal mais ils ne peuvent faire que des recommandations et sont à la merci des fonctionnaires du ministère en ce qui concerne l’adoption et la mise en œuvre des conseils du comité. Entre-temps, aucune personne ni aucun organisme au niveau du gouvernement n’est chargé de faire aller de l’avant les recommandations du Comité consultatif. En confiant à un comité consultatif la responsabilité de proposer des orientations stratégiques pour ensuite s’en désintéresser, le gouvernement délègue en fait son rôle d’agent de l’élaboration des politiques à un comité externe impuissant et donne ainsi l’impression que les choses sont entre de bonnes mains. Conclusion, au lieu de recevoir de l’aide, le docteur Clarke et son comité se heurtent à des objections financières dignes de pays en voie de développement et à des tactiques de remise à demain (demandes de renseignements additionnels) et ont la très nette impression, à juste titre, que la Direction dont ils relèvent n’a que faire d’eux.
86 Face à ce Ministère qui ne prend pas en compte ses recommandations, le Comité consultatif, sans statut officiel depuis 1994, se sent de plus en plus frustré. Qui pourrait s’en étonner? En octobre 2003, le docteur Clarke décide de démissionner, invoquant la frustration que provoque en lui le manque d’un « domicile politique fixe » pour le comité. Le Ministère avise alors que le Comité consultatif a pratiquement cessé d’exister.
87 Le 16 novembre 2004, le coup de grâce est asséné. L’un des membres siégeant encore au Comité consultatif écrit au Ministère pour l’informer que le comité a été dissous en raison de son manque de statut officiel au ministère et que de toute évidence, les problèmes cruciaux identifiés par le Comité en matière de diagnostic et de gestion des erreurs innées du métabolisme restent entiers. On peut lire dans cette lettre :
En dépit de nos conseils précis et de tous nos efforts, aucun progrès n’a été réalisé pour élargir le dépistage néonatal et l’accompagner d’un système de vérification convenable. Le manque de transparence et de communication de la part de votre bureau a été pour nous une cause de frustration…
88 Le 14 décembre 2004, un certain nombre d’anciens membres du Comité consultatif écrivent dans une lettre adressée à la docteure Basrur, médecin hygiéniste en chef :
Le refus de la Division de la santé publique de reconnaître que le dépistage néonatal systématique en Ontario est définitivement une question de santé publique, comme le comprennent la plupart des autres juridictions du monde, nous déçoit profondément.
89 L’un des éléments les plus surprenants de l’échec du programme de dépistage néonatal est qu’en dépit de mauvais présages crédibles et répétés, personne au gouvernement ne montre un juste sentiment d’urgence. Depuis 2002, le dépistage néonatal fait l’objet d’une multitude de lettres et d’événements (c’est le moins qu’on puisse dire) qui auraient du galvaniser le gouvernement et l’inciter à agir rapidement et résolument. Dans les nombreuses lettres que le président du Comité consultatif adresse aux ministres, à titre officiel et personnel, il se fait le témoin des morts et des invalidités inutiles qu’il a vues dans l’exercice de ses fonctions et donne des chiffres peu rassurants sur l’étendue du mal. Le Secrétariat des services consultatifs médicaux fait des recommandations officielles et affirme que des enfants meurent et deviennent handicapés sans raison. Il fait aussi remarquer que le gouvernement a des obligations morales et qu’il s’expose à des problèmes juridiques en ne faisant rien. Des notes de service internes mettent en garde contre la possibilité de poursuites en justice et de plaidoyers dans la presse, et font allusion à leurs habituelles retombées politiques. Des projets de loi d'intérêt privé et d’initiative parleentaire sont présentés devant l’Assemblée législative au nom de familles en deuil. Des familles touchées et des intervenants organisent des conférences de presse.
90 Tout cela aurait dû sonner l’appel aux armes pour le gouvernement. On pardonnera aux témoins de cet épisode de poser cette question : « Que faut-il donc faire pour inciter le gouvernement à agir promptement et résolument ? » On peut penser que quelqu’un, mû par un juste sentiment d’urgence, aurait poser un jalon, non pas en renvoyant la question devant un comité pour une étude de plus, mais en agissant une fois pour toute. De toute évidence, il fallait prendre des mesures décisives.
91 Le 8 juillet 2004, le docteur Levin fait parvenir un message électronique à divers fonctionnaires du Ministère, en expliquant ainsi ce point essentiel :
… Si on a besoin du Secrétariat des services consultatifs médicaux de l’Ontario pour fournir un plus grand appui fondé sur des preuves, nous serons ravis d’apporter notre aide, mais il semble qu’une décision rapide s’impose, étant donné les effets que pourraient avoir ces tests de dépistage supplémentaires pour réduire le nombre de bébés qui meurent dans les douze mois après leur naissance et des enfants aayant une déficience mentale. (C’est l’auteur qui souligne)
92 Et quelle est la conséquence de l’incapacité des politiciens et des bureaucrates de sentir l’urgence et de creuser la situation pour découvrir ses aberrations et les rectifier de manière incisive? Quand mes enquêteurs l’ont interrogé, le docteur Clarke a parlé avec passion du dépistage néonatal en Ontario. À la question de savoir si un élargissement du dépistage néonatal en 2003 ou 2004 aurait eu des conséquences dans son cabinet, le docteur Clarke a répondu :
… certains enfants qui sont morts seraient aujourd’hui en vie. Je pense aussi que d’autres enfants, aujourd’hui handicapés, ne le seraient pas.
93 Ce que sait le docteur Clarke, c’est que 25 pour 100 des patients souffrant d’un déficit en MCAD qu’il a vus depuis douze ans étaient déjà morts au moment du diagnostic et que 25 pour 100 de plus avaient des lésions cérébrales irréversibles. L’affection a été dépistée chez l’autre 50 pour 100 des patients parce qu’ils avaient un frère ou une sœur qui en était mort ou qui avait un handicap mental grave.
94 Je le dis, il y a d’importantes leçons à tirer de ce triste épisode, à la fois pour l’orientation du dépistage néonatal à l’avenir et pour le gouvernement en général.
95 Premièrement, bien que nous souhaitions tous que le gouvernement se montre financièrement responsable, il doit éviter de prendre des décisions en fonction de ce que j’ai appelé un « système de budget par poste de dépenses ». Le gouvernement doit assumer « globalement » ses responsabilités envers les citoyens, pas isolément par secteur gouvernemental. Il est contraire à ces devoirs « globaux » que des secteurs particuliers du gouvernement ne s’acquittent pas de tâches essentielles sous prétexte qu’on leur a attribué des responsabilités que d’autres, selon eux, devraient assumer. Même s’ils ont l’impression de se trouver dans ce genre de situation, il faut qu’ils s’acquittent scrupuleusement et sérieusement de leurs responsabilités, tout en essayant de mener à bien une réorganisation. Il ne convient jamais d’abdiquer ses responsabilités en attendant une réorganisation.
96 La deuxième leçon à tirer, intimement liée à la première, est que la mentalité du « ce n’est pas mon travail » doit disparaître à tout prix, particulièrement quand il s’agit de questions de santé. Ne pas s’occuper d’un problème à sa portée peut entraîner la mort d’autrui ou des souffrances inutiles parmi nos semblables.
97 Troisièmement, les personnes qui ont des responsabilités se doivent de s’approprier les dossiers qui leur sont confiés. Ils doivent montrer l’exemple.
98 Quatrièmement, s’il est toujours prudent de consulter des spécialistes extérieurs et souvent sage de former des organismes consultatifs, le gouvernement ne doit jamais les laisser sans soutien. Il faut qu’il y ait au sein du gouvernement un champion responsable de la défense des recommandations formulées, ce qui ne signifie pas qu’il faille invariablement suivre les conseils donnés. Non, cela signifie qu’il faut toujours les évaluer en fonction du cas le plus solide qu’on peut soumettre et avoir des personnes en mesure de présenter le dossier à d’autres capables de faire ce qu’il faut faire en cas de résistance.
99 Cinquièmement, il y a des situations où les hauts fonctionnaires du gouvernement doivent se montrer déterminés, prendre en charge les questions urgentes et les résoudre sans attendre, et même pécher par excès d’action plutôt que d’inaction. Faisons un calcul dans le cas qui nous concerne. Si on prend la décision de dépister une affection et qu’au bout d’un certain temps on se rend compte que le test est inutile, on peut changer d’avis, ne plus effectuer le test et tout ce qui aura été perdu sera un montant d’argent acceptable. Dans le cas où on ne procède pas à un test de dépistage et que des enfants meurent ou deviennent handicapés, il sera trop tard pour changer le cours des choses et le bilan humain et financier sera exorbitant. Prudence n’équivaut pas toujours à pourparlers et lenteur. Pécher par excès de prudence peut vouloir dire à certains moments aller de l’avant avant même l’obtention de toutes les autorisations et la fin de tous les processus officiels.
100 La sixième leçon à tirer, intimement liée aux inquiétudes précédentes, découle du point que fait implicitement John Adams quand il demande que les parents participent aux organismes consultatifs – il faut que quelqu’un rappelle aux bureaucrates qu’il y a des êtres humains que les décisions qu’ils prennent ou ne prennent pas touchent réellement et profondément. Toute décision, en particulier dans le secteur de la santé, doit toujours avoir un visage humain.
101 Bien que je ne sois absolument pas contre la participation des parents, je ne suis pas complètement convaincu qu’elle soit indispensable pour que les gouvernants et les fonctionnaires de l’Ontario se montrent humains dans ce contexte. Sans conteste, on peut attribuer l’échec retentissant du programme de dépistage néonatal au fait que certains intervenants clés lui ont donné un tour abstrait et l’ont bureaucratisé. Malgré cela, il y a sûrement en chacun de nous suffisamment d’humanité pour que nous fassions ce qui est bien, à la condition que de temps à autre nous prenions le temps de faire une pause et de réfléchir aux conséquences de nos actes.
102 Il semble que ce qui se passe à l’heure actuelle dans le domaine du dépistage néonatal illustre bien ce qu’apportent des pratiques appropriées. La situation commence rapidement à changer quand le Ministère parvient à trouver ne serait-ce qu’un foyer temporaire pour le PMMH en 2005, au sein de la Division des politiques et de la planification intégrées, sous la direction de Carol Apparthurai, et apporte ensuite son appui au nouveau sous-comité du dépistage néonatal du Comité consultatif ontarien de la génétique. Le 25 mai, lors de sa première réunion, le Comité recommande que le déficit en MCAD soit porté à la liste des affections qui font l’objet d’un test. Dès le 22 juillet 2005, le gouvernement décide d’acheter trois spectromètres de masse en tandem neufs et d’ajouter cinq tests aux deux déjà effectués à l’heure actuelle. En quelques semaines, le Comité consultatif est en mesure de recommander que 21 tests soient effectués (soit 19 nouveaux tests au total). Quant au gouvernement, indiscutablement averti à tous les niveaux des conséquences médicales de son inaction, se montre résolu et promet de remplacer par ces 19 tests les cinq proposés au départ. Et il ne s’agit que de la « première étape ». Le Comité consultatif étudie en ce moment le possible dépistage néonatal d’autres affections pour lesquelles la spectrométrie de masse en tandem ne convient pas, soit des maladies métaboliques héréditaires comme le déficit en G6PD (glucose-6-phosphate déshydrogénase) et la galactosémie; des maladies endocriniennes comme l’hyperplasie congénitale des surrénales (HCS); et des maladies du sang, comme la thalassémie et la drépanocytose. Si après des années de laisser-aller les parents se montrent naturellement quelque peu circonspects, en particulier ceux dont l’affection de leur enfant n’apparaît pas sur la liste des 19 tests, tout semble indiquer, néanmoins, que le gouvernement fera très attention aux recommandations du Comité consultatif et que celui-ci effectuera des recherches poussées sur les pratiques exemplaires et les précédents. Il semble donc que les choses progressent enfin comme elles auraient dû le faire depuis longtemps.
103 Le Ministère a annoncé que toutes les recommandations concernant l’élargissement du programme de dépistage néonatal seraient prêtes d’ici décembre 2005. La mise en œuvre de la spectrométrie de masse en tandem est prévue au plus tard pour le 15 mars 2006, à temps pour dépister la PCU quand les tests habituellement utilisés ne seront plus disponibles. Toutefois, il y a toujours un certain nombre d’éléments inconnus. Le centre de dépistage n’a pas été choisi. Il faut acheter le matériel et l’installer. La formation reste à donner. Il y a aussi d’autres questions à régler, dont l’établissement d’une infrastructure sûre pour le nouveau programme de dépistage néonatal et la création d’un système de gestion de l’information (à l’heure actuelle le système des laboratoires provinciaux pour faire le suivi des résultats est manuel). Il faut également se pencher sur les questions de l’interprétation des résultats, de la sensibilisation et du consentement, du counseling et des médecins. Le 17 décembre 2004, le docteur Clarke a informé le Ministère qu’il faudrait de 12 à 18 mois avant que le programme soit fonctionnel.
104 En outre, le calendrier prévu pour le calibrage des spectromètres de masse en tandem est plutôt flou. Le Ministère a déclaré, d’après ce qu’il comprend, qu’à l’exception de la PCU, il faudra peut-être jusqu’à un an pour commencer à dépister les 19 affections. Or, en Saskatchewan, il a fallu beaucoup moins de temps pour commencer à dépister 27 affections en utilisant la spectrométrie de masse en tandem.
105 Étant donné qu’on est en période de transition et que le gouvernement a besoin de latitude pour régler certaines questions et déterminer l’approche qu’il adoptera, je ne tirerai ni conclusions à propos des décisions prises au sujet du dépistage néonatal ni ne ferai immédiatement les recommandations que suggèrent cette enquête. J’ai l’intention d’attendre six mois pour faire connaître ma réaction à ce que j’ai observé. Pour me convaincre que la situation progresse à vive allure, je demande au Ministère de me tenir au courant des progrès réalisés d’ici 90 jours. Si au bout de six mois, le Ministère ne me prouve pas qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour régler les problèmes relatifs au dépistage néonatal en Ontario, je déciderai soit de publier un autre rapport qui comportera des conclusions et des recommandations, soit de lancer une vaste audience publique et d’assigner à comparaître tous les témoins nécessaires.
106 Je demande avec insistance au Ministère, quand il déterminera les prochaines mesures à prendre à propos du dépistage néonatal, de tenir bien compte des leçons tirées de la triste histoire du dépistage néonatal en Ontario. Il ne faut pas qu’il compte seulement sur les médecins spécialistes qui doivent s’absenter de leur cabinet pour le conseiller, pour être les catalyseurs de l’élaboration des politiques relatives au dépistage néonatal. Le gouvernement se doit de prendre en main les rênes de la planification et de la mise en œuvre de l’élargissement du programme de dépistage néonatal. Ce volet est prioritaire et le programme doit avoir un port d’attache convenable. Le gouvernement considérera dans un esprit créatif tous les volets de la question pour que le secteur auquel il confiera la coordination de ce programme aux multiples facettes soit suffisamment bien établi et expérimenté pour résister à l’inertie bureaucratique qui a tant nui dans le passé au programme de dépistage néonatal. Il se peut que pour trouver des solutions inédites, il soit obligé de sortir du ministère de la Santé et de s’adresser à d’autres ministères, comme le nouveau ministère de la Promotion de la santé.
107 Si je me retiens de faire des recommandations pour le moment, je donnerai entre-temps ce conseil. Les personnes participant au processus peuvent éviter de glisser dans l’inertie et le manque de vigilance, ou encore de succomber à la tentation de laisser à d’autres le travail, en se souvenant tout simplement que ce sont justement l’inertie, l’inattention et l’abdication qui ont entraîné inutilement dans le passé la mort et l’invalidité d’enfants. Si ce constat ne motive pas le gouvernement à rester dans le droit chemin, aucune de mes recommandations ne le fera jamais.
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André Marin
Ombudsman
[1] “Screening of newborns is expanding too slowly,” The Ottawa Citizen, 14 septembre 2005, A15.
[2] L’acronyme déficit en MCAD signifie Déficit en acyl-CoA déshydrogénase des acides gras à chaîne moyenne.
[3] On ne peut dépister l’hyperplasie congénitale des surrénales (HCS) par la spectrométrie de masse en tandem. D’autres techniques sont utilisées. En revanche, les appareils de spectrométrie de masse en tandem peuvent servir dans le dépistage de la drépanocytose, dépistage qui ne peut se faire par contre simultanément à celui d’autres maladies métaboliques héréditaires. On n’utilise pas couramment la spectrométrie de masse en tandem pour dépister cette affection.
[4] À ce titre, il a moins d’influence qu’on l’avait sans doute prévu au moment de l’établissement du comité. Dès 1994, on laisse expirer le décret qui avait créé le comité, et celui-ci continue ses travaux sans statut ni mandat officiels.
[5] Le 13 juin 2005, le projet de loi de M. Baird sur le dépistage néonatal a été reporté devant le Comité permanent des règlements et des projets de loi d'intérêt privé. On prévoit qu’une audience publique aura lieu le 28 septembre 2005 pour étudier le projet de loi.